Dans le paysage de l’estampe japonaise de la fin du XIXe siècle, Kobayashi Kiyochika (1847–1915) occupe une place à part. Héritier de la tradition de l’ukiyo-e et témoin privilégié de l’entrée du Japon dans la modernité, il fut à la fois chroniqueur du changement et gardien du raffinement classique. Son œuvre incarne un moment de bascule où le Japon oscille entre passé et avenir.
Né à Edo (l’actuelle Tokyo) en 1847, dans une famille de samouraïs modestes attachés au shogunat Tokugawa, Kiyochika voit son destin bouleversé par la chute du régime en 1868. Sans fonction officielle, il se tourne vers l’art, qu’il explore de manière autodidacte. Influencé par des figures aussi diverses que Charles Wirgman (peinture occidentale), Shimooka Renjō (photographie), Kawanabe Kyōsai ou Shibata Zeshin, il développe un style unique, nourri de techniques japonaises et d’approches occidentales.
Dans les années 1890, il consacre plusieurs séries aux guerres contemporaines, notamment la guerre sino-japonaise et la guerre russo-japonaise, souvent traitées avec une pointe de satire. Il réalise aussi des caricatures politiques, témoignant d’un regard lucide sur son époque.
Une esthétique entre tradition et innovation
Autodidacte, Kiyochika forge un style personnel qu’il nomme kōsen-ga, littéralement « images de lumière ». Dans ses vues urbaines de Tokyo, il donne à voir l’émergence de la modernité : lampadaires à gaz, ombres portées, silhouettes dans le brouillard… Un langage visuel nouveau, influencé par la photographie et les jeux de lumière occidentaux. Mais son œuvre ne se limite pas à la ville et au progrès. Elle recèle aussi des moments suspendus, empreints de nostalgie et de poésie. C’est dans ce registre que s’inscrit sa magnifique série des "Beautés en costumes anciens", où Kiyochika déploie une vision intime et raffinée de la femme japonaise à travers les âges.
La femme comme mémoire du raffinement
Dans cette série peu connue, l’artiste délaisse les scènes de guerre ou les paysages nocturnes pour représenter des figures féminines en costumes d’époque, inspirées de l’histoire, du théâtre ou de la littérature classique. Ces compositions triptyques sont marquées par une grande délicatesse : les lignes sont souples, les teintes nuancées, les gestes mesurés. Les visages sont calmes, presque impassibles. Les étoffes, somptueuses, retiennent l’attention par leurs motifs subtils et la richesse de leur texture. Kiyochika y déploie un regard respectueux, presque silencieux, sur le féminin, loin des représentations purement décoratives. Il capte l’évanescence d’un geste, la douceur d’un regard, la noblesse d’une silhouette.
Un trait d’union entre deux mondes
Kiyochika occupe une place charnière dans l’histoire de l’estampe japonaise. En introduisant les effets de lumière et les perspectives nouvelles tout en restant fidèle à l’esprit de l’ukiyo-e, il prépare la voie à la renaissance du genre au XXe siècle, notamment au travers du mouvement shin hanga. S’il n’a formé que peu d’élèves dont le célèbre Koitsu Tsuchiya, son influence s’est révélée profonde. Il a su combler le fossé entre l’estampe classique de la fin de l’époque Edo et les explorations modernes du début du XXe siècle.
Kiyochika aujourd’hui
Très célèbre dans les années 1930 ou ses estampe se vendaient au même prix que celles des maîtres plus célèbres comme Hiroshige ou Hokusai, il fut un temps oublié. En 1978 Richard Lane le décrit comme «…le dernier maître important de l'ukiyo-e et le premier artiste graveur remarquable du Japon moderne» dans son livre "Images from the Floating World". Kiyochika connaît aujourd’hui un renouveau d’intérêt.
On redécouvre ses paysages nocturnes baignant dans les brumes, ses scènes de guerre satiriques et ses portraits sensibles, notamment ceux de la série Kodai Shōzoku Kurabe.. À travers ces figures féminines élégamment vêtues, c’est tout un Japon disparu qui ressurgit, subtil, poétique et silencieux. Ces images nous parlent d’un monde qui s’éteint, mais dont la beauté persiste, gravée dans la lumière et la ligne.
Les œuvres de Kiyochika sont considérées comme des biens culturels importants et sont conservées dans de nombreux musées et collections du monde entier. Son héritage en tant qu'artiste pionnier qui a mêlé les techniques traditionnelles japonaises aux styles artistiques occidentaux continue d'être célébré, et ses estampes sont très recherchées par les collectionneurs et les amateurs d'art.