Les Cent Aspects de la Lune : une série culte !

Les Cent Aspects de la Lune : une série culte !

L'histoire des Estampes Japonaises, c'est l'histoire des séries. Qu'elles racontent un parcours de paysages, les rôles des comédiens à la mode, la vie des courtisanes les plus célèbres, les exploits des guerriers légendaires, les chapitres d'oeuvres littéraires majeures, ou encore les coutumes des femmes et de la cour impériale. Ces variations sur un même thème est une constante dans l'histoire de l'ukiyo-e.

Certaines sont devenues célébrissimes comme les cinquante-trois stations du Tokaido d'Hiroshige ou bien sûr les trente-six vues du Mont Fuji d'Hokusai. 

Les Cent Aspects de la Lune du génial Yoshitoshi, fait partie de ces séries incontournables dès que l'on se passionne pour l'Estampe Japonaise. Son auteur est peut-être l'un des derniers grands créateurs d'Estampes Japonaises Traditionnelles de la fin du XIXe siècle. Dans sa vie tourmentée, cette série exceptionnelle sera sa grande oeuvre. 

Le style de Yoshitoshi évolua progressivement mué par différents évènements de sa vie et de la situation politique du Japon de l'époque. Tout d'abord digne successeur de son maitre Kuniyoshi, les oeuvres de Yoshitoshi s'inscrivirent dans un style de l'Ukiyo-e traditionnel dont les représentations d'acteurs de Kabuki font partie intégrante. Il fut notamment grandement reconnu pour cela et en forgea une forte amitié avec deux grands acteurs qu'il représentera dans ses estampes, et il devint lui-même disciple d'un maître de nô. Bien que largement tourné vers la tradition, son style proposait une grande modernité picturale qui inspira de nombreux artistes modernes.

L'instabilité du contexte historique de la restauration de l'empereur Meiji créa un climat de forte violence où les exécutions étaient devenues monnaie courante. Yoshitoshi faisait des croquis de cadavres qu'il utilisait ensuite pour ses estampes. Cela influença une partie de son oeuvre décrite comme plus violente et sanglante et qui donna naissance à ses très célèbres séries Sélection de cent guerriers (Kaidai hyakusensô) ou encore Vingt-huit meurtres avec poèmes (Eimei Nijûhasshuku) pour lesquelles il fut très largement reconnu au début de sa carrière.

Par la suite dans les années 1870, une profonde dépression et une grande misère matérielle s'abattit sur lui et l'empêchèrent de produire des estampes pendant un long moment. En 1873, c'est la résurrection. L'artiste vaincra sa dépression et décida d'utiliser un nouveau sceau signifiant "Taiso" ou "grande résurrection" qui accompagnera la création de deux triptyques majeurs de l'artiste et ouvrira la voie pour vingt ans de créations dont la plupart feront sa renommée. 

Artiste de l'ère Meiji, il fut comme nombre de ses contemporains, fasciné au premier abord par cette brusque découverte des mondes extérieurs qui accompagna cette période. Mais au fil des années, il en vint à voir dans le renoncement à la tradition un immense gâchis. Il voulut contrer le phénomène en puisant ses sujets dans le glorieux passé du Japon, mais ce répertoire passéiste était aussi chez lui le prétexte à une exploration des sentiments et états d'âme de ses personnages. Cet art sensible va culminer dans sa dernière grande série :

Tsuki Hyakushi, Les cent aspects de la lune.

"Cette suite de cent estampes sur feuilles séparées est traversée de part en part par le motif récurent de la lune. Sa présence, visible ou suggérées, est l’élément fédérateur de cette galerie de portraits empruntés à l'histoire, à la littérature et au folklore du Japon et de la Chine." ( John Stevenson , Cent aspects de la lune; édition Citadelles et Mazenot, 2018)

Dernière série de Yoshitoshi, commencée en 1885, la centième fut éditée en 1892, quelques mois avant la mort de l'artiste. Elle eut, dès sa publication un succès foudroyant, à la parution de chaque nouveau dessin, une foule faisait la queue dès le matin, pour obtenir un tirage de la toute nouvelle estampe du maître. Cette série est depuis considérée comme le chef d'oeuvre de Yoshitoshi, et, tout comme les Japonais à l'ère Meiji, les collectionneurs d'aujourd'hui se bousculent pour acquérir l'une ou l'autre des superbes estampes d’un des Cent aspects de la Lune.

La lune toujours présente

Le thème de la lune, bien sûr y est pour beaucoup. Dans le Japon traditionnel, elle est un astre à part, objet de contemplation, inspiratrice de nombreux poèmes, témoins de tant d'histoires et actrice de bien des légendes. Chercher son reflet dans l'étang, admirer sa lueur sur les branches nouvelles des cerisiers en fleurs ou découvrir le lapin qui s'y cache, font partie du quotidien de tous les Japonais, sensibles à la beauté éphémère des saisons. Certaines des phases de la lune renvoient en effet à une saison ou à la transition de l'une à l'autre ; la pleine lune par exemple est une référence à l'automne et à la mélancolie qui l'accompagne. 

Cette lune accompagne bien des oeuvres de Yoshitoshi, avant cette série, et on peut deviner qu'elle était chère à son coeur, souvent mélancolique. 

Figures de l'histoire japonaise

Parmi les éléments qui ont fait l'immense succès de cette série, il y a la référence aux grands héros, personnages historiques ou légendaires, issus des récits et contes de la littérature japonaise et chinoise (pour certains), dont les Japonais connaissaient si bien l'histoire . Le talent de Yoshitoshi a été de les représenter parfois de manière décalée, faisant toujours appel à l'émotion que devait provoquer l'image chez le spectateur. On pourrait répartir les estampes de cette série en quatre catégories, pas du tout regroupées en chapitres, mais dispersées tout au long de la série: la première est la représentation des figures liées aux religions du Japon : le shintoïsme et le bouddhisme. Une deuxième catégorie serait celui des poètes et des musiciens, en général de l'époque Heian. Une troisième partie de la série, la plus riche en nombre d'estampes, est celle consacrée aux grandes figures politiques et militaires de l'époque des guerres de clans au Japon. Le dernier groupe regroupe des personnages de l'époque, plus en paix, de l'unification du Japon, sous le shogunat des Tokugawa. 

Le trait commun à toutes ces représentations est toujours la condition humaine de ces personnages, même quand il s'agit de figures mythologiques, Yoshitoshi se plait à mettre en avant leur part la plus humaine, que le sujet soit un grand samouraï se préparant au suicide ou un moine regardant le reflet de la lune dans l'eau ou un coupeur de bambou désespéré de perdre sa fille devenue la déesse Kaguya .

La force évocatrice de la série et sa poésie 

On ne peut pas décrire cette série sans parler de sa force poétique évidente. Réalisée à la fin de sa vie, Yoshitoshi était devenu un artiste plus apaisé et tranquille, ce que l'on ressent dans cette série à l'atmosphère profondément poétique.

Le thème de la lune, bien-sûr est propice à la mélancolie et a été le thème favori de nombreux poètes au Japon. Yoshitoshi, en homme érudit et fin connaisseur de poésies et du théâtre No, nous convie à découvrir ses sujets comme on lit un haikus. Ainsi le décrit Stevenson dans son livre (op cité) "Comme les mots d'un haiku, les détails qui peuplent les Cent aspects cristallisent chacun un sentiment, un son, un climat, une saison." 

Qu'il s'agisse de l'évocation de la pluie froide, du vent sur une falaise, de la senteur d'une fleur, de la mélodie d'un luth ou de l'état d'âme du personnage, tous ces signes peuvent être vus, et lus comme dans un poème , si l'on prend le temps de regarder l'image, sans hâte, pour apprécier toute la subtilité des détails. 

Vingt-deux estampes de la série ont même pour titre un poème, ce qui explique la longueur parfois du titre d'origine. 

La virtuosité du dessin de Yoshitoshi 

La virtuosité du dessin faisait parti de la tradition de l'ukiyo-e, et Yoshitoshi en digne élève de Kuniyoshi au trait puissant et dynamique en fait la preuve encore une fois dans cette série. Il est connu pour son dessin à la fois précis et élégant qui fut parfois frénétique et violent, mais dans cette série il reste d'une vraie beauté, minutieux tout en gardant sa fougue. Sa série tout en respectant les conventions de la tradition va emprunter au réalisme occidental, ce qui donne un savant mélange et ouvre vers de nouvelles voies, l'art de l'illustration qu'est l'estampe japonaise. Les personnages, par exemple sont vus parfois de dos ou de côté, et non pas systématiquement de trois-quart, comme la règle le demandait. D'autre part, on y trouve la perspective à l'occidentale mariée à la stylisation de la nature, comme dans la représentation des nuages, de la lune ou de l'eau, propre à l'art japonais. Enfin toute la gamme chromatique de la série est innovante à son époque. Yoshitoshi va utiliser de nouveaux pigments et jouer de la juxtaposition de certaines couleurs, des rouges et des violets particulièrement. 

Enfin la qualité de l'impression est particulièrement remarquable sur cette série. Yoshitoshi tout comme son éditeur Akiyama Buemon y apportèrent un soin méticuleux. Les couleurs sont intenses sans être criardes et les nuances (les différents bokashi) très délicates. Les noirs sont souvent lustrés, pour un aspect brillant comme laqué, de nombreux détails, dans les étoffes des personnages en particulier, sont en surimpresion ou gaufrés. Le fond des cartouches de titre est agrémenté de très beaux gaufrages qui forment des motifs différents pour chaque estampe. L'ensemble de toutes ces techniques, en y ajoutant la maîtrise du travail de gravure qui permet de rendre compte de la force du dessin de Yoshitoshi, confère à cette série son caractère exceptionnel. 

Pour conclure : 

"Puissance émotionnelle, subtilité, originalité, ces mêmes qualités qui firent le succès de la série en son temps la rangent aujourd'hui parmi les oeuvres les plus accessibles de Yoshitoshi. C'est aussi la plus célèbre, et elle le mérite, tant elle cristallise la double passion qui habitait Yoshitoshi : sa dévotion envers ses ancêtres et sa sympathie pour ses contemporains."

John Stevenson (op cité)

Vous l'aurez compris, cette série nous fascine, allez la parcourir et partagez notre enthousiasme !  

 

 

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